Charte des Musiques
du Monde

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Génération Bataclan

Par­mi les cibles choisies par les ter­ror­istes dji­hadistes, il y a eu le Bat­a­clan. Un lieu car­di­nal de la musique à Paris où, comme dans les bars et restau­rants proches, nous nous sommes sou­vent retrou­vés. Un lieu fréquen­té ce soir là par 1500 fans du groupe de blues-rock les Eagles of Death Met­al (1). Des ama­teurs de musique jeunes, entre­prenants, posi­tifs, représen­tat­ifs d’une généra­tion cos­mopo­lite, tolérante, altru­iste, fière de ses iden­tités mul­ti­ples. Tout ce que l’idéologie des kamikazes abhorre, la musique étant pour eux un instru­ment du dia­ble (2). Ce péché musi­cal faisant par­tie d’un tout com­prenant le refus de toute inter­pré­ta­tion théologique (car l’usage de la rai­son éloigne le fidèle du mes­sage divin), de toute médi­a­tion cul­turelle ou his­torique (voir Palmyre), de l’influence « occi­den­tale », et bien enten­du de la démoc­ra­tie et de la laïc­ité (puisque cet islam entend pré­domin­er sur les lois « inven­tées par l’homme » et nie toute sépa­ra­tion entre le tem­porel et le spir­ituel)
Dans cette vit­ri­fi­ca­tion de la pen­sée, les musiques étant véhiculées d’émotions, de psy­cholo­gie per­son­nelle, de plaisir col­lec­tif, d’ouverture, de rap­ports aus­si bien au sacré qu’au pro­fane, aux rit­uels qu’au fes­tif, sont pour ces total­i­taires verts, à pro­scrire et, si pos­si­ble, physique­ment : on le vit en Algérie avec l’assassinat de musi­ciens et chanteurs durant « la décen­nie noire » qui fit 80.000 morts ou, plus récem­ment, au nord du Mali. Face à ce mil­lé­nar­isme apoc­a­lyp­tique de l’ère numérique, les réseaux d’acteurs des musiques du monde se trou­vent avec une respon­s­abil­ité de tous les instants. Celle de défendre, ici et ailleurs (via salles, fes­ti­vals, actions, médi­a­tions de ter­rain, édu­ca­tion pop­u­laire, échanges inter­na­tionaux), la diver­sité des expres­sions cul­turelles et la poly­phonies de leurs lan­gages musi­caux, mais aus­si toutes les valeurs uni­ver­sal­istes qui devraient aller avec (cf. voir la charte du réseau Zone Franche).

Lors des atten­tats du ven­dre­di 13 novem­bre, nous étions quelques uns présents au Maroc où se tenait le marché « Visa For Music ». Une plate­forme qui val­orise les échanges musi­caux en Afrique, autour de la Méditer­ranée ou au Moyen-Ori­ent. Nous y avons ren­con­trés des musi­ciens et des pro­fes­sion­nels d’Algérie, de Syrie, du Liban, d’Irak, de Turquie comme du Kenya, du Nige­ria ou d’Inde, pays qui comme la France ont été con­fron­tés au même poi­son et à d’identiques ter­reurs. Nous avons partagé avec eux la con­vic­tion qu’il ne fal­lait rien céder sur nos points de vue plu­ral­istes, de nos héritages en faveur des lib­ertés, de nos mod­èles de sociétés dans lesquels la musique est l’un des passe­ports pour la com­préhen­sion de l’Autre. C’est donc à la con­sol­i­da­tion de cette dias­po­ra d’acteurs de ter­rain que nous devons tra­vailler.
Pour autant, nous savons qu’une démoc­ra­tie de basse inten­sité porte en elle les ger­mes des chaos à venir, qu’elle se nour­rit aus­si de frac­tures sociales et his­toriques et de con­flits importés. Que le « vivre-ensem­ble » ne se décrète pas, qu’il est le fruit d’une action quo­ti­di­enne, sou­vent hum­ble mais pro­longée au niveau des régions, des villes, des quartiers, par le biais de l’éducation, le sport, les loisirs, les asso­ci­a­tions, la mix­ité des cul­tures et la fécon­da­tion per­ma­nente des droits répub­li­cains. Que le strict respect des principes de la Déc­la­ra­tion uni­verselle des droits de l’Homme, relat­ifs aux lib­ertés de con­science, d’opinion, d’expression, de créa­tion, n’a pas tou­jours été explic­ité, trans­mis, imposé, quand il le fal­lait. Comme ont été mal­menées les valeurs de notre cor­pus démoc­ra­tique et laïque en par­ti­c­uli­er celles rel­a­tives aux droits des femmes, au nom de rel­a­tivismes cul­turels qui font fi des com­bats de l’histoire pour l’émancipation des hommes et des peu­ples et con­tre toutes les dis­crim­i­na­tions. Et nous savons aus­si, qu’au delà de la défaite de l’entreprise Daesh qui est inéluctable, le débat sur la régénéra­tion d’une spir­i­tu­al­ité musul­mane, eut égard au ver méta­physique dji­hadiste dans le fruit de la civil­i­sa­tion islamique (3), nous con­cerne. Comme il nous fau­dra con­tin­uer de nous mobilis­er con­tre les amal­games, les stig­ma­ti­sa­tions, les cli­vages, les replis, tous ces sché­mas de pen­sée dans lesquels tant de forces délétères voudront nous enfer­mer.

Frank Tenaille, jour­nal­iste musi­cal (le 16/11/2015).

(1)    Dont l’ingénieur du son est tombé sous les balles comme Nathalie Jardin, régis­seuse du lieu, et plusieurs pro­fes­sion­nels du monde musi­cal. Les équipes endeuil­lées au Bat­a­clan étant celles de Mer­cury et d’Universal, d’Alias Pro­duc­tions, de Nous Pro­duc­tions, d’Astérios Spec­ta­cles, de la Maro­quiner­ie, des Inrock­upt­ibles, de D17 et de France 24.
(2)    Un imam de Brest ne dénonçait-il pas il y a peu devant des enfants les instru­ments de musique et les voix féminines ? Ceux qui s’y adon­nent devant être « engloutis sous la terre » et « trans­for­més en singes ou en porcs ».
(3)    Les musul­mans de France notam­ment au-delà de la con­damna­tion des atten­tats ne pou­vant faire l’économie d’un débat sur la matrice théologique des émules de Daesh.